- Aujourd’hui, la France compterait 80 000 cannabiculteurs, chiffre qui a explosé au cours des dernières années. Dans un paysage dominé par la prohibition, cette pratique change les habitudes et les données de base du marché et ouvre aussi de nouvelles perspectives.
Dans les années 80, l’herbe était une denrée rare en France. Le haschisch marocain ou afghan était déjà largement consommé. L’herbe à laquelle avait accès le consommateur lambda était souvent originaire d’Afrique et de faible qualité. A cette époque, la culture du cannabis hexagonal était surtout le fait de communautés post-soixante-huitardes, qui avaient migrées vers des zones rurales isolées comme le Larzac ou les monts de la Drôme.
«Le modèle hollandais aura durablement influencé les habitudes… »
Le développement d’une filière cannabicole aux Pays-Bas dans les années 1980 a largement bouleversé ce paysage. La politique de tolérance mise en place par les gouvernements de l’époque et le mouvement des coffee-shops n’ont pas tardé à attirer l’attention de nombreux consommateurs des pays voisins. En liant son image à celle du cannabis, la ville d‘Amsterdam s’est taillé une réputation festive et libertaire qui a attiré les touristes par millions. Les hollandais ont surtout su innover en popularisant un produit entièrement nouveau pour l’époque : l’herbe hydroponique dont la Skunk était alors une souche populaire et emblématique.
Les premiers kits de culture indoor utilisés en France au début des années 1990 ont souvent été achetés dans le plat Pays et ramenés dans le coffre d’une voiture. Les semenciers qui tenaient boutique au bord des canaux d’Amsterdam constituaient la seule source d’achat fiable pour entreprendre une culture. Comme le matériel de culture n’était pas en lui-même illégal, les industriels ont rapidement trouvé des débouchés sur le marché français. De très nombreux growshops ont ouvert leur porte au cours des années 1990. Certains ont essayé de vendre des semences mais se sont heurtés à la législation. Après une première période de très fort engouement autour des années 2000, le marché français a reculé d’un tiers environ pour se stabiliser autour de cinquante mille cannabiculteurs indoor (estimation basée sur les chiffres d’un fabricant de produits et matériels spécialisés). Ce sont surtout les difficultés techniques de la culture sous-lampe et la faiblesse des rendements pour les débutants qui ont découragés de nombreuses tentatives.
Si la culture d’extérieur est plus ancienne et disséminée sur l’ensemble du territoire, sa progression récente est spectaculaire. Pendant longtemps, la difficulté de se procurer des semences de qualité a constitué un obstacle au développement de l’outdoor, où le bouturage est difficile voire impossible. Les pionniers années 1980 utilisaient souvent des graines trouvées dans des pochons d’herbe achetés. Lorsqu’ils tenaient une bonne souche ils conservaient religieusement les quelques graines trouvées dans les têtes récoltées l’année précédente. Hélas, la déception était souvent au bout du chemin : plantes hermaphrodites en nombre, sativas qui commencent à fleurir le 1er novembre, cultures contaminées par du pollen de chanvre agricole, herbe infumable à la dégustation …. Au milieu des années 2000, il est devenu possible de se procurer des semences fiables et de qualité sur Internet, ce qui a considérablement accru l’intérêt pour la culture d’extérieur. Le choix, la qualité, l’apparition des graines féminisées et des plantes autofloraison auront été déterminantes.
«L’essor de l’auto production répond à des besoins variés….»
Il y a plusieurs raisons objectives à ce succès. La première est certainement d’ordre économique. Bien que la France se classe dans le peloton de tête des plus gros consommateurs par habitants, le cannabis y reste comparativement plus cher que dans les pays voisin. Une Indica de bonne qualité vendue cinq à sept Euros le gramme dans un coffee-shop d’Haarlem ou de Delft, coûte dix à quinze Euros dans les cages d’escalier des immeubles de la banlieue parisienne ou lyonnaise.
L’autoproduction représente donc d’abord un avantage économique considérable pour de nombreux consommateurs. Pour produire un kilo en outdoor, trois à cinq plantes font largement l’affaire et l’investissement est infinitésimal. En indoor, un breeder expérimenté peut espérer produire entre un et trois Euros le gramme, en comptant l’amortissement du matériel, l’électricité et les produits fertilisants. Si on considère qu’un fumeur régulier consomme environ un kilo par an, il devra donc débourser dix à quinze mille Euros pour l’acquérir au détail, soit autour de mille Euros par mois, c’est-à-dire le prix pour louer un deux pièces à Paris ou, sur une année, pour acquérir un véhicule neuf.
Par ailleurs, compte tenu de la politique de prohibition en vigueur acheter revient souvent à prendre un risque. Il y a d’abord, la menace policière et pénale, certes minime mais tout de même dissuasive : être gardé à vue, fiché au STIC, mis à l’amende ou simplement rappelé à la loi, n’est jamais une expérience anodine, encore moins agréable. Par ailleurs, le risque d’être agressé au cours d’une transaction n’est pas négligeable dans certains quartiers. Le trafic de cité est souvent dominé par des maffias et la culture de violence dont il est imprégné est loin d’être un mythe. Même si les impératifs commerciaux imposent plus ou moins de réserver à l’acheteur un accueil à peu près correct, le trafic de rue reste très en deçà de la convivialité des coffee-shops.
La qualité semble être un autre argument. L’herbe vendue en cité ou dans la rue est souvent « gonflée » avec des fertilisants et les périodes de rinçage sont ignorées, à l’image du haschich qui est presque toujours coupé. La qualité est rare, elle fluctue d’un achat à l’autre et lorsqu’elle est là, elle se paye toujours au prix fort. Des variétés un peu rares, dépassant les 20% de THC/CBD et de qualité médicale peuvent fréquemment dépasser les vingt Euros le gramme alors même qu’elles peuvent être produite très facilement et au meilleur coût.
«L’auto production : un mode vie…»
La France compte un 1 200 000 consommateurs réguliers, 500 000 quotidiens, mais seuls 40% d’entre eux fument de l’herbe contre 60% pour la résine. Parmi les premiers, on trouve 80 000 cannabiculteurs ayant recours à l’autoproduction. Ce sont des acteurs nouveaux dans le paysage, des profils qui s’affirment, tels les cannabiculteurs sociaux, parfois militants, qui se sont rapprochés d’autres usagers au sein des Cannabis social Clubs (CSC) pour partager leur expérience, les frais et fruits de leurs cultures. Ils revendiquent une consommation responsable et jouent un rôle non-négligeable dans la diffusion de de semences améliorées.
Dire quel pourcentage de l’herbe fumée en France est auto produite relève plus de la boule cristal de madame Irma que de la science statistique. Le marché global herbe et résine confondues est évalué à un milliard d’Euros environ. Si on considère que chaque breeder produit en moyenne pour sa consommation annuelle un kilo (c’est une hypothèse basse), cela fait 80 tonnes ou 800 000 000 d’Euros sur la base d’un prix de revente au détail de 10 Euros le gramme. Grosso modo, les grandeurs en cause sont comparables.
Depuis le début de la crise de 2008, l’autarcie, l’autosuffisance, l’autoproduction sont des valeurs en hausse, prisées du public. La perception du cannabis évolue lentement mais sensiblement vers plus de tolérance envers les usagers. Ainsi que le remarque Alain Werner, sociologue et consultant spécialisé, « les fumeurs ne trainent plus systématiquement une image de semi-délinquant, du « marginal » qui s’en va trainer dans les quartiers pour se « s’éclater et se défoncer », la capuche rabattue pour mieux cacher la rougeur de son front. Cette représentation est désormais contrebalancée par celle du jardinier, de l’épicurien, qui soigne ses plantes le soir en rentrant du travail et qui aime à déguster un bon cigare de sensée à l’issue du repas dominical ou bien soigner ses maux avec des produits naturels. Ce sont des standards socialement beaucoup plus acceptables.
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