- Comme pendant l’affaire Dreyfus, deux conceptions, deux visions de la France et de la société s’opposent autour du débat sur le cannabis. Si la dépénalisation explicite n’est pas encore pour demain, les choses évoluent lentement.
La France se caractérise par une attitude particulièrement frileuse vis-à-vis du mouvement de dépénalisation du cannabis. Paradoxalement, c’est aussi un des pays où il est le plus consommé, surtout par les jeunes. Le fameux article 222.37 du Code Pénal sanctionne parfois très sévèrement une pratique qui concerne pourtant des millions d’usagers. Que se passe-t-il lorsqu’ un tel écart se creuse entre la loi et les comportements de larges pans de la société, quand le droit du cannabis devient potentiellement plus dangereux que le cannabis lui-même ?
Pour François Lesourne, sociologue et spécialiste de cette question, il y a autour de la tolérance vis-à-vis du cannabis, deux France qui s’affrontent, deux visions du Monde qui s’opposent, un peu comme lors de l’affaire Dreyfus, il y a un peu plus d’un siècle. D’un côté, une France provinciale et âgée de plus de cinquante ans, à la sensibilité conservatrice affirmée, en demande d’autorité, de repères et de normes. De l’autre, une France urbaine, plus jeune, souvent issue de l’immigration et ouverte sur les autres cultures et le changement. Le débat qui a accompagné la loi sur le Mariage pour Tous a opposé un moment ces deux France ; il aurait tout aussi bien pu avoir lieu à propos du cannabis.
« Il y a un institué : la loi qui interdit et l’Etat qui réprime. Et il y a un instituant : des usagers qui se comptent maintenant par millions et différents acteurs de la filière, producteurs et intermédiaires, entre autres. La tolérance s’impose au gré des rapports de force qui s’instaurent entre ces deux forces, institué et instituant; elle évolue à travers les conflits qui naissent entre les acteurs qui s’identifient à l’une ou à l’autre. La situation peut donc varier considérablement d’un point à l’autre du territoire ».
Les zones de tolérance qui apparaissent peuvent concerner l’usage et la consommation mais aussi, dans une moindre mesure la commercialisation et la production.
Chaque communauté urbaine possède désormais ses zones de trafic souvent relégué en périphérie des centres ville où bien dans les grands ensembles. Pour François Lesourne, ce mouvement d’éviction vers la périphérie des activités du marché noir est une constante : « Le caractère extrêmement massif du trafic, avec des clients qui font la queue pour se faire servir, est acceptable à Saint-Ouen mais ne le serait pas dans la rue Danrémont pourtant distante de cinq cent mètres mais située de l’autre côté du périphérique et proche de la zone touristique de la butte Montmartre. Le centre-ville est un territoire commercialement convoité et protégé, les trafics peinent à y prendre pied à l’exception des gares et des lieux traversés par des flux quotidiens de voyageurs importants ».
Les cités et la banlieue constituent des espaces où le cannabis est socialement mieux accepté pour des raisons culturelles et aussi économiques. Pour beaucoup de jeunes français issus de la diversité, l’interdiction du cannabis est ressentie comme une mesure injuste et oppressive. Qu’ils soient originaires du Maghreb, d’Afrique de l’Ouest ou des Antilles, l’herbe ou la résine fait depuis longtemps partie de la pharmacopée traditionnelle de leur communauté d’origine mais aussi de l’univers quotidien qu’ils connaissent depuis toujours. Par ailleurs, la concentration des zones de deals dans des quartiers moins favorisés, voire enclavé ou ghettoïsés, a souvent le mérite aux yeux des résidents d’avoir ramené un peu d’économie près de chez eux. Certains quartiers défendent farouchement leurs points de trafic et les pouvoirs publics n’ont pas les moyens, ni juridiques, ni logistiques, de les éradiquer s’ils ne sont pas soutenus par les résidents. Cette marge de tolérance s’est aussi installée car les véritables priorités pour le maintien de l’ordre public sont ailleurs. Comme le confiait un fonctionnaire de la BAC : « les crimes, les vols violences et atteintes aux personnes sont prioritaires dans notre travail de sécurisation du territoire. Si nous harcelions les jeunes à cause du shit, nous risquerions de créer des situations qui dégénèrerait et nous mettraient encore plus en difficulté, comme en 2005 ». Quant aux fonctionnaires du ministère de la Justice, ils seraient bien en peine s’ils devaient emprisonner, faire soigner ou même seulement juger tous ceux qui enfreignent la loi.
D’une façon générale, les territoires ruraux et les villes de province sont restés plus conservateurs et sont souvent dépassés par le phénomène de la banalisation du cannabis. Il est donc plus facile de dresser la carte de la diabolisation du cannabis que de dessiner celle des régions où il bénéficie d’une marge de tolérance.
Les grandes villes où survit une tradition bourgeoise comme Bordeaux, Lyon ou Orléans sont traditionnellement moins portées à tolérer le cannabis que des villes comme Marseille, Grenoble ou Dunkerque, à la population plus jeune, laborieuse et métissée. De même, les régions viticoles dans lesquelles la culture du vin est restée très ancrée (Bordeaux, Bourgogne, Val de Loire), ainsi que toutes celles où la consommation d’alcool par habitant est restée forte (Bretagne, Vendée, Normandie) sont réputées hostiles aux fumeurs. Enfin les régions où le vieillissement de la population est à l’œuvre (Limousin, Auvergne, Bourgogne) fournissent de gros contingents aux opposants de la cause cannabique contrairement à l’Ile de France et au département du 93, le plus jeune de France.
Ce décalage d’appréciation entre les opposants et les partisans à plus de libéralisation se traduit souvent dans l’attitude des forces de l’ordre et des juridictions pénales. En effet, la démocratie locale fonctionne. Si l’opinion est très remontée contre le cannabis, les riverains mobilisés contre l’apparition du moindre trafic, les élus locaux doivent en tenir compte dans leur approche de terrain et la pression pour agir a vite fait de remonter jusqu’aux forces de l’ordre et aux fonctionnaires des douanes. L’attitude des maires et des conseillers généraux est souvent déterminante.
Dans ce paysage contrasté, le cannabiculteur qui produit pour sa propre consommation ne fait pas l’objet d’une persécution systématique. S’il s’en tient à quelques pieds au fond de son terrain ou sous les lampes de son grenier, il n’encourt que peu de risque de voir la foudre judiciaire s’abattre sur son jardin secret. Tout est affaire de tact et de mesure, de seuils, de sens des limites, de discrétion, en un mot : de responsabilité. Le cultivateur en herbe est mieux perçu dans l’opinion que le consommateur lambda qui rase les murs pour aller s’approvisionner dans les cités. Son image est socialement plus acceptable. Encore doit-il se montrer à la hauteur de cette flatteuse réputation de gentleman farmer libertaire et épicurien.
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